Pourquoi faire une exposition sur les clous ?
L’humanité, dès qu’elle a maîtrisé le fer il y a environ quatre mille ans, a donné au clou, un objet resté très banal, des formes et des propriétés symboliques qui vont plus loin que les fonctions habituelles que nous connaissons tous. En fait, Le clou est un projet qui tente de faire le tour de ces multiples usages et interprétations. Il regroupe des visions d’artistes, d’archéologues, d’ethnologues et d’anthropologues, mais aussi de psychanalystes ou d’historiens des techniques dans un propos qui fait se rejoindre science, art contemporain et artisanat. J’essaie aussi de m’amuser avec les grands principes de l’exposition pluridisciplinaire et historique, telle qu’on peut en voir dans les musées d’anthropologie ou d’ethnologie.
Alors pour répondre à ta question, il y a un défi de commissaire d’exposition c’est sûr. Je cherchais un objet qui se retrouve dans de nombreuses œuvres d’art et qui soit aussi un témoignage d’une activité humaine très courante et très ancienne. Un clou c’est pas cher, on en trouve partout et c’est un objet indispensable à la construction, au bricolage, mais aussi autant à l’architecture navale qu’à différents rituels religieux. C’est pourquoi on en trouve partout et tout le temps.
À partir de là on peut traverser les siècles et les continents. Car le clou prend de nombreuses fonctions symboliques. La plus célèbre est évidemment le symbole de la Crucifixion, mais il faut rappeler une tradition bien plus ancienne qui est celle du clou de fondation où, en Mésopotamie puis en Europe, on sacralisait un lieu, on lui conférait la protection des dieux en plantant un clou dans les fondations d’un bâtiment. Ce n’était pas toujours un clou en métal, mais par sa forme il devenait une sorte de symbole du lien qui relie un bâtiment aux divinités.
L'ampleur du sujet s'accroît quand par exemple on se rend compte que le clou est aussi un élément décoratif sur le mobilier ou les vestes en cuir des rockers, qu’on en utilise en chirurgie, ou qu’il va constituer les planches de fakirs. Il devient alors un signe d’une culture pop récente, d’une technologie de pointe (si j’ose dire), ou de formes d’orientalisme. Si on tire un fil à partir de chacun de ces objets, ils deviennent les témoins de civilisations et de cultures très diverses.
On peut mentionner encore certains usages assez étonnants, par exemple, pendant la Première Guerre mondiale, le clou était utilisé en Allemagne pour inciter la population à contribuer à l'effort de guerre. On demandait en effet aux gens d’acheter des clous à l’État et de les planter dans d’immenses statues de chevaliers… Il existe encore en Belgique, notamment en Wallonie, des « arbres à clous » ; y planter un clou est censé guérir différents maux, en particulier les problèmes dentaires. L'œuvre de Fred Pradeau intitulée Potentiel hydrogène qui est présentée dans l'exposition, s'inspire d'une de ces utilisations du clou qui peuvent paraître assez surprenantes. Au XVIIIe siècle, on fabriquait de l'hydrogène en grande quantité à partir de clous rouillés, dans le but de faire voler des ballons, mongolfières ou zeppelins.
Considères-tu l'exposition Le clou comme une exposition d'anthropologie ou comme une exposition d'art contemporain ? Peux-tu expliciter, eut égard à ces deux domaines, l'ambition et le positionnement que tu revendiques au travers de ce projet ?
Je dois préciser que je ne m’y connais pas vraiment en anthropologie… Quand on commence à concevoir une exposition comme ça, l’ambition est assez difficile à définir parce qu’on est émerveillé par des découvertes constantes. C’est un sujet assez incroyable et il ne faut pas perdre cet émerveillement et l’origine du propos, qui est un peu fantaisiste, voire humoristique. Il ne faut pas non plus oublier que toutes ces formes, ces fonctions, ces rituels, sont le résultat de l’extraordinaire inventivité et débrouillardise d’anonymes, mais je reviendrai peut-être sur ce point.
Je m’inspire bien sûr de l’histoire des expositions d’art et d’anthropologie, mais mon propos est d’essayer de trouver une troisième voie entre l’exposition d’art et l’exposition scientifique. Je suis par exemple très influencé par les expositions transdisciplinaires des surréalistes dans les années trente, où les œuvres (dont parfois des ready-mades) se mêlaient à des masques africains ou des objets mathématiques, le tout dans des galeries qui ressemblaient encore à des appartements bourgeois, c’est-à-dire que les objets étaient mis en situation.
La revue d’avant-garde Documents, à laquelle collaboraient Georges Bataille, Michel Leiris, Georges-Henri Rivière (le fondateur du Musée national des Arts et Traditions populaires), et beaucoup d’autres, a aussi eu beaucoup d’importance pour moi. On comprend qu’avec quelques thématiques clés, ou quelques obsessions, ils peuvent créer un ensemble à la fois hétérogène et cohérent. Les thèmes du sacré, de la violence, du rituel, de la sexualité, de la valeur leur permettent de juxtaposer à la fois l’ethnomusicologie africaine à un article sur le gros orteil, un poème à une étude sur Eugène Delacroix. Des auteurs qui ont tous des pratiques et des professions différentes se retrouvent et arrivent malgré tout à s’accorder, autour aussi d’un respect profond pour le texte et le style.
La dernière influence importante est l’exposition d’Harald Szeemann Science fiction en 1967 sur laquelle je poursuis une recherche. Cette exposition est une manière très contemporaine de faire se mêler objets de tous types, âges et origines, montrer ce qu’est le présent en parlant du futur et du passé. C’est le moment où Szeemann commence à concevoir ses expositions de façon très libertaire, comme si elles étaient des « utopies réalisées ». Il met l’accent sur la confrontation d’objets banals et d’œuvres, créant ainsi des frottements entre art, culture underground et culture de masse. La fonction des objets l’intéresse très peu et il peut mettre dans le même espace un distributeur de bonbons, un livre de philosophie du XVIIe siècle, un timbre, un tirage de Roy Lichtenstein et une maquette de navette de la NASA… Par son caractère absolument abracadabrant, l’exposition Science fiction reste un modèle où le commissaire pousse le multi-disciplinaire jusqu’à l'extrême, comme il le fera aussi dans certaines sections de la documenta en 1972.
Cette exposition est l’occasion de montrer au CCR une des unités écologiques du Musée national des Arts et Traditions populaires : la forge du Queyras. Conçues après-guerre pour sauver de l’oubli des environnements de vie et de travail complets, les unités écologiques sont des prélèvements minutieux de cuisines, forges, cabinets de voyant, cabanes de berger, etc., où chaque objet et chaque détail est repositionné dans sa situation d’origine, avec une précision qui va jusqu’à la reproduction du sol, des murs, du plafond et des ambiances sonores et lumineuses.
Les unités écologiques marquent un moment où le Musée des Arts et Traditions populaires fait l’ethnologie d’une réalité, la plupart du temps rurale et française, en train de disparaître.
Elles permettent un arrêt dans le temps et la préservation d’environnements et décors aujourd’hui disparus ou oubliés.
Mais une des ambitions importantes de ces « reconstitutions de lieux de vie complets » est qu’elles sont le fruit d’une méthodologie particulière inventée, entre autres, par Claude Lévi-Strauss. C’est la chercheuse Mariel Jean-Brunhes Delamarre qui va organiser entre 1963 et 1965 le prélèvement de cette forge abandonnée depuis les années quarante à Saint-Véran, dans une vallée des Hautes-Alpes.
Son périple est accompagné de carnets très personnels où elle raconte ses impressions, ses rencontres et ses découvertes de manière très précise et parfois subjective. L’ethnologie est ainsi toujours liée à des personnes particulières, des temporalités, voire des saisons, et les gens qui habitent ou utilisent ces environnements, les scientifiques qui les analysent, prennent une importance prépondérante.
Qu'en est-il de la présence du clou dans le champ de l'art ?
Le clou est un des premiers éléments indispensables pour accrocher une exposition, il est indissociable de ce médium. On trouvera alors beaucoup d’œuvres d’art dans l’exposition, avec des références qui vont de la nature morte, notamment dans le trompe-l’œil où le clou a un rôle important, à l’Actionnisme viennois en passant par Fluxus ou l’art conceptuel. Et il est même surprenant de voir le nombre d’œuvres qui s’accaparent le clou aujourd’hui, surtout en en changeant la taille et le matériau.
Plus précisément on retrouve ce motif dans de nombreux contextes. Il peut évidemment symboliser une souffrance et une torture comme dans les dessins d’Antonin Artaud ou de Frida Kahlo, ce qui fait écho à l’iconographie religieuse.
Par le biais de jeux de langage, le schéma de Lawrence Weiner présenté dans l’exposition montre l’expression courante « un clou chasse l’autre », et Weiner révèle là un potentiel imaginaire propre au texte, le clou sert d’alibi à plusieurs niveaux.
Le côté pauvre, simple, rustique du clou s'affirme clairement dans les œuvres de Marc Quer qui aime utiliser la charge à la fois dramatique et très quotidienne des objets, quand, à l’inverse, ses effets de brillance permettent à Tatiana Wolska de créer des sculptures qui ressemblent à des bijoux.
D’un autre côté, le clou qui est sur les bords du châssis d’une peinture a une importance capitale ces vingt dernières années. Car la peinture est aussi une question de formats et de supports et le fait de montrer ou non, de camoufler les clous qui tiennent ou ne tiennent pas la toile sur le châssis, est un détail certes, mais un détail important pour comprendre la démarche d’un peintre.
Néanmoins, à choisir un objet aussi banal, je prends le contrepied de l’exposition artistique, et souvent d’ethnologie, où on choisit les objets pour leur rareté, leurs spécificités uniques. Ici le but du jeu est l’inverse : il faut trouver ce qui est le plus commun. C’est donc en quelque sorte une exposition d’art contemporain faite par un anthropologue amateur, ou une exposition d’anthropologie, faite avec l’œil et les techniques d’un commissaire d’art contemporain. Cette exposition va aussi à l’encontre d’un artisanat d’art ou de luxe que l’on voit de plus en plus dans les lieux d’art. Le clou renvoit plus à une tradition ouvrière et industrielle, c’est un objet qui n’a apparemment aucune valeur.
Quelles sont les différences entre tes accrochages au Centre de Conservation et de Ressources (CCR) du MuCEM et au FRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur ?
Ce sont deux volets très différents et complémentaires. Les expositions en elles-mêmes contiennent très peu d’informations sur les objets présentés, si ce n'est celles qui sont indiquées sur les feuilles de salle. Elles ne sont pas vraiment pédagogiques. Néanmoins, l'exposition inclut au FRAC un espace documentaire avec une sélection d’ouvrages et de documents. Elle est également associée à un site internet, qui documente les deux volets en proposant différents contenus complémentaires permettant à ceux qui le souhaitent d’en savoir plus sur l’origine, la fonction et les modes de fabrication des objets exposés, mais aussi de découvrir les nombreux éléments que nous n’avons pas eu la possibilité de montrer.
Quand j’ai conçu le premier volet de l'exposition, au CCR, je comptais l’intituler « Premiers éléments de langage » et centrer l’exposition sur trois points : l’inventaire de formes, l’origine du clou, ses détournements rituels. C’est pourquoi nous avons tenu à reconstituer une unité écologique de l’ancien Musée des Arts et Traditions populaires, dont la collection a été transférée au MuCEM. Il s’agit d’une forge de maréchal-ferrant des années quarante, prélevée et reconstruite à l’identique dans le musée. Nous l’avons reconstituée une nouvelle fois pour l’occasion. On y voit les outils qui servent à la fabrication d’un clou, mais cette forge est aussi pour moi une référence aux dioramas et aux premières vues d’ateliers d’artisans que l’on trouve dans l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert. Les encyclopédistes de l'époque des Lumières ont été les premiers à s’intéresser à l’artisanat, aux « petits métiers », et ils sont une référence importante pour cette exposition.
A côté, la partie « rituels » est par exemple incarnée par un lot de fausses reliques du XIXe siècle qui sont censées être les clous originaux de la Crucifixion. J'ai choisi de présenter dans la même vitrine des clous de cercueils véridiques, achetés dans un magasin d’occultisme, que j’ai disposés en un pentagramme…
Il y a aussi une petite partie humoristique un peu plus loin, qui cristallise l’idée d’un second degré omniprésent.
Car le langage est un des thèmes de cette section de l'exposition, d’abord parce que la dénomination des différents éléments les fait varier du tout au tout. Si on considère par exemple deux clous très sembables présentés côte à côte dans la même vitrine, on découvre que l’un des deux clous est désigné comme étant un « clou à jambon » parce qu’il provient d’une ferme du siècle dernier et doit son nom au fait qu’il servait à suspendre de la charcuterie, alors que l’autre est identifié comme un clou provenant de Mésopotamie et qui date du VIIe siècle avant Jésus-Christ. Ici des objets similaires prennent des sens et évoquent des univers presque opposés par leur seule dénomination, ou plutôt c’est leur nom qui les fait fonctionner. Ainsi, ces objets banals fonctionnent comme certaines œuvres d’art quand le fait d'en connaître l’auteur ou le contexte de production change radicalement la perception que nous en avons.
Le volet au CCR s’ouvre avec un exemplaire de la revue Pilote de 1965 consacré au clou et entièrement enluminé dans ses marges par Gotlib. On trouve dans cette revue quelques pages de cet auteur intitulées Le clou à travers l’histoire où il fait intervenir cet objet dans la biographie de Diogène ou dans une pièce de Shakespeare. Gotlib est intéressant en introduction car, dans sa production pour enfants, il garde un point de vue à la fois humoristique et pseudo pédagogique, tout en préservant un goût très personnel pour l’absurde. Il fait un peu la « couverture » de cette partie de l'exposition au CCR.
Ce volet se conclut par le discours d’un psychanalyste sur la théorie lacanienne du « Point de capiton », théorie dans laquelle Lacan utilise la métaphore du clou pour élaborer une de ses premières théories de la psychose. Le Point de capiton est le code qui relie signifiant et signifié, et par là même nous permet de percevoir, de comprendre et donc de « tenir » dans la réalité. Les inclusions du thème de la folie et d’un possible malentendu dans la lecture d’un code collectif m’intéressent énormément dans une exposition où le savoir n’est pas communiqué de façon conventionnelle.
Le jour du vernissage de sa première exposition personnelle qui ouvre le 3 décembre 1921 à la Librairie Six à Paris, dirigée par la femme de Philippe Soupault, Emmanuel Radnitzky, alias Man Ray, improvise cet assemblage avec son ami Erik Satie et le place dans son exposition. Le lendemain matin, son œuvre avait disparu.
L’exemplaire présenté correspond au numéro 1 d’une série de 11 réalisée en 1970, le numéro 2 étant dans les collections du Musée National d’Art Moderne. Un exemplaire plus ancien, probablement de 1958 se trouve dans les collections du Museum of Modern Art de New York. Il existerait aussi une série de 1963, ainsi que de nombreuses photographies effectuées par l’artiste lui-même.
Cet objet iconique des productions surréalistes par son humour, son étrangeté, sa simplicité d’élaboration qui correspond aux « ready-made assistés » de Marcel Duchamp est intéressant aussi parce qu’il est emblématique de la vie des œuvres de Man Ray. Travaux perdus, oubliés, cassés, reproduits, édités sous différentes formes, ils représentent un jeu entre une œuvre originale perdue et de multiples reproductions, aux histoires toutes différentes. L’œuvre se diffuse dans la société sous de multiples formes et supports, déjouant le caractère unique et intouchable de l’œuvre d’art.
Au FRAC les enjeux de l’exposition sont très différents. Parallèlement à la dimension documentaire que j'ai déjà mentionnée, j'ai tenté de rejouer le caractère hétéroclite de l’exposition surréaliste avec entre autres des références appuyées : le fameux « fer à repasser » de Man Ray (Cadeau) et un fétiche congolais, accompagnés de nombreuses pièces de mobilier, œuvres et gadgets. Le clou est montré en situation, intégré à des objets de diverses manières, c’est pourquoi il y a beaucoup d’éléments décoratifs qui vont du mobilier marocain, aux sabots de fiançailles ariégeois, en passant par de très jolies ballerines dorées et cloutées… On s'écarte des codes d'accrochage habituels dans ce genre d'institution au profit d'un mode de présentation qui emprunte à la fois à la décoration des intérieurs domestiques (tableau de fils tendus) et au rassemblement disparate d'une boutique de gadgets (boule de pétanque, planche de fakir, cardeuses, etc.). Les œuvres, si elles peuvent avoir un aspect décoratif, sont néanmoins très importantes historiquement d’où une sorte de clash assumé entre une série de dessins d’Antonin Artaud et des chocolats en forme de clou. Cette exposition joue sur un effet de surprise et d’émerveillement où chaque élément a été en quelque sorte déclassifié. Pourtant les motifs représentés, les univers invoqués, n'en ont pas moins, encore une fois, un rôle important en tant que symptômes de notre société et de notre histoire. Ils servent d’argument à une mise en question des modes de fonctionnement habituels du musée et des lieux d’exposition.
Est-ce que tu considères que, à l'instar des expositions surréalistes, les partis pris de cette exposition ont une dimension politique ?
Porter de l’intérêt à un objet très banal, tenter de le circonscrire, en tirer les versions à la fois les plus simples et les plus étranges, et les exposer est à mes yeux déjà une démarche politique en soi. Cela permet de dé-hiérarchiser des objets sans oblitérer leur contenus et leurs origines. Les œuvres d’art sont peut-être avant tout des objets, et les objets usuels peuvent avoir un sens qui, si on s'y intéresse suffisamment ou qu’on cherche à connaître leur origine, nous dépasse très vite.
Cette exposition part de la découverte, presque inopinée, que tu as faite du nombre incroyable d’occurences de clous, plus de quatre mille, répertoriés dans le fonds des collections du MuCEM, un signe manifeste de l’héritage du Musée des Arts et Traditions populaires, lieu emblématique d’une certaine muséographie qui, me semble-t-il, partait de la mise en scène du fonctionnement des outils et des gestes qu’ils impliquent, pour faire valoir leur dimension culturelle. Il semble que ton approche relève également d’une réflexion sur la dimension culturelle des objets. Cependant elle ne part plus du geste attaché à l’objet comme outil, mais du geste de sa mise en exposition lequel, d’une certaine manière, abolit nécessairement l’objet comme outil, le défonctionnalise au profit d’un fonctionnement plus symbolique. Est-ce finalement avant tout une exposition sur l’exposition ?
D’abord je dirais que le geste est plus la question du marteau que du clou, ou pour le dire autrement, le geste est quelque chose de très difficile à exposer d’une part, et qui renvoie d'autre part souvent à un régime d’image de type « héroïsant », en tout cas dans son iconographie. On aurait pu montrer plus précisément le geste du forgeron ou de l’ouvrier, mais c’était avoir recours à ce type d’images souvent fascinées par leur sujet. C’est pourquoi nous montrons la Forge de Saint-Véran, c’est-à-dire un environnement où chaque outil reste représentatif d’un geste, mais sans le montrer directement et en faisant plutôt appel à l’imaginaire ou à la mémoire. Par ailleurs nous présentons aussi au FRAC un documentaire de Phillip Borsos sur le clou qui montre avec beaucoup de poésie, le forgeron, l’ouvrier et ses machines et rend compte visuellement des différents processus de production de clous, aussi bien artisanaux qu'industriels.
Sortir des iconographies courantes permet non pas de défonctionaliser l’objet, mais plutôt, en lui donnant le premier rôle, de le « sur-fonctionnaliser ». C'est pour moi une opération qui permet de montrer l'humain, la Multitude, en mettant en effet davantage l'accent sur ses élaborations intellectuelles, techniques ou spirituelles que sur son corps et ses gestes.
Par ailleurs, mon objectif n'était pas de faire une exposition autoréférentielle, une exposition sur l'exposition. Je réfléchis à des formes nouvelles d’exposition en m’inspirant de techniques muséographiques ou scénographiques connues et en les poussant jusqu’à leurs limites, parfois jusqu’à l’extrême. Une exposition est un médium complexe, qui doit être considéré en tant que tel et avec son contexte culturel propre. Alors, si on considère en plus que l’exposition n’est pas uniquement un outil de communication ou d’enseignement comme c’est le cas en art contemporain, son objectif n’est ni simple, ni univoque. Le sujet de l’exposition, le clou, est certes un outil emblématique de l'accrochage, d’où une forme assez métonymique qui a son importance, mais le résultat appartient je l’espère, plus qu’avec tout autre objet, au spectateur.